Avez-vous vu l’horizon récemment ?
Cette année, nous avons fait de longs voyages (Maroc, Palestine, Vietnam, Brésil…), avec pour tout bagage une question : Avez-vous vu l’horizon, récemment ? C’est pratique pour traverser les frontières, les douaniers détectent les (!), mais pas les (?). La poésie électronique mène aussi ses guérillas à coup de ponctuation. Il n’y a pas de combats de seconde zone dans le maquis du langage, du guerillangage.
Selon le territoire visité, la question peut prendre une figure (de danse) différente. Elle n’a pas le même visage quand elle se frotte aux murs qui séparent la Cisjordanie du reste du monde, ou quand elle se penche sur le fleuve Amazone. A Fortaleza, un vidéaste brésilien me dit, les yeux fixés sur l’océan, Quand tu seras de l’autre côté, c’est l’horizon qui empêchera que nous puissions encore nous voir. L’horizon fait barrage. Une autre fois, alors qu’avec des artistes antillais nous discutions de cette question et du Manifeste pour les « produits » de haute nécessité paru pendant la magnifique grève générale qui a secoué les Antilles cet hiver, la question s’est soudainement reformulée ainsi : Avez-vous vu les horizons, récemment ? Ah, les îles, seules capables de multiplier les possibles d’un seul coup d’œil panoramique. Les archipels ont la vue large.
Cette question singulière et (donc) plurielle va travailler ces 22es Instants Vidéo en long, en large, en travers, en profondeur, dans tous les sens et les non-sens du terme. Les horizons semblent bouchés parce que nous avons la naïveté de croire que le système économique et politique en vigueur est indépassable : la fin de l’Histoire. Mais le fin mot de l’histoire, n’est pas encore écrit. Nous devons nous recourager et inventer ensemble une poéphonie joyeuse et battante.
Nous vous ferons des avances, comme on le dit si bien dans le langage des stratégies amoureuses, car tout ce qui nous tire vers un futur désirable est à saisir avec les yeux, les dents, les mains. C’est ça l’art vidéo devenu poème électronique, une avancée sensible et sans cible. Il n’y aura qu’à voir La peau, installation de Thierry Kuntzel, pour comprendre pourquoi la peau hésite, la peau aime, la poésie. (9/10 au 7/11 à la compagnie)
Ces 22es Instants Vidéo donneront la part belle à la splendeur, même si nous devons aller la déloger au sein même du tragique. Nous convoquerons Pasolini et Eschyle pour chanter et jazzer une Orestie africaine. Pourquoi ? Il suffit de lire les premières lignes de l’Orestie. Un veilleur attend des nouvelles de son Maître, un signe, la lueur d’un flambeau qui signalerait qu’Agamemnon est vainqueur. Depuis la terrasse du toit du palais des Atrides, il est sensé scruter l’horizon. Or, il est étendu sur sa couche, les yeux dans les étoiles, il verticalise l’horizon. Pour voir plus loin (donc, téléviser), il détourne son regard du théâtre des opérations. Il devance ainsi la célèbre remarque de Paik, l’inventeur de l’art vidéo : Moon is the oldest TV, la lune est la plus ancienne télé.
Nous irons visiter la belle université rouge de Vincennes où poussaient éparses les herbes folles de la pensée critique. Depuis, la tondeuse de la raison d’Etat est passée. Ni temps passé, ni les amours reviennent, demeurent les mauvaises herbes. Ouf ! Dans le même (dés)ordre d’idées, puisque Deleuze y enseignait la politique de l’amitié, nous révolutionnerons (avec Silvia Maglioni et Graeme Thomson) le vieux concept d’exposition pour inaugurer la première exp(l)osition de l’histoire de l’art, avec une dispersion dans Marseille d’images deleuziennes en mouvement.
Puisque nous aimons les lignes de fuite, nous percerons le mur qui sépare le Mexique des Etats-Unis, avec l’installation AmeXica Skin du collectif Gigacircus (10 au 15/11, la Friche). L’art mène une lutte géopoétique. Autre mur à franchir, autre vidéopoétaction : /SI:N/, le 1er Festival d’art vidéo et performances de Palestine (Ramallah, Jérusalem-Est et Gaza) que nous avons organisé en mai dernier avec la Qattan Foundation. Nous avons demandé aux artistes invités de dire poétiquement quelque chose de ce qu’ils ont perçu, reçu, ressenti : une déclar’action de Julien Blaine, une performance amoureuse de Natacha Muslera, un cours d’aérobic philosophique en arabe de Pascal Lièvre…(13/11, à la Friche)
Il nous faut plus que jamais devenir aériens pour franchir le pas de toutes les portes closes, dégeoler les imaginations populaires, déloger les marchands de viagra culturel, cajoler ceux qui s’envoient en l’air pour défier la pesanteur tel l’homme du Reflecting pool de Bill Viola suspendu au-dessus de son image. (10 au 15/11 à la Friche).
Les 22es Instants Vidéo marqueront une nouvelle étape dans la création d’une véritable constellation méditerranéenne d’espaces de diffusion et de création vidéo, avec l’entrée dans la danse de nos amis égyptiens d’Alexandrie. Puisque nous célébrons le 100e anniversaire de la parution du 1er Manifeste Futuriste et que son auteur, Marinetti, est né à Alexandrie, nous vérifierons si les artistes vidéo sont des héritiers de ce mouvement artistique d’avant-garde. Avez-vous vu l’horizon, récemment ? Certains ont ri de cette question. Nous reprochant d’être tombés dans le panneau. D’attendre un avenir radieux, le secours d’un au-delà, d’espérer. Nous sommes longs à la détente. Il nous a fallu parcourir le monde pour nous rendre compte que nos détracteurs avaient raison. Il faut désespérer. Autrement dit, se débarrasser de tout leurre. A cette condition, nous pouvons devenir apprentis de l’imperceptible, c’est-à-dire poètes. C’est toujours dans l’infime, l’incertain, l’inaperçu que se fonde l’avenir. Mais n’est-ce point un nouveau leurre que de faire reposer notre devenir sur les épaules frêles de la poésie ? Il suffit pour le vérifier d’ouvrir notre journal quotidien. Le monde tel qu’il est n’a pas besoin de la poétique. Mais, justement, tel qu’il est. C’est-à-dire intolérable. Avec ou sans horizon, nous vous souhaitons une bienvenue verticale.
L’équipage des Instants Vidéo Numériques et Poétiques