Il y a des pays-mêlés,
où les espèces se mélangent,
où les routes sont incertaines,
où les montagnes soudain s’aplatissent
et les rivières prennent le goût de l’eau de mer.
Ce sont en général des lieux de passage,
entre deux paysages de bonheur
ou entre deux ombres qui soudain retrouvent leur lumière.
(Edouard Glissant)

Le temps des résistances s’achève. Nous entrons dans l’ère des offensives poétiques qui en appelle à la splendeur de nos actes de création, à cette liberté qui sans cesse se déborde elle-même. Nous allons nous mêler, nous emmêler, nous mêler de ce qui nous regarde et de ce qui ne nous regarde pas, de ce que nous regardons, de ce que nous gardons à vue, en vue, en vie. Nous allons glisser de sons en sens, de paysages en visages, d’éthiques en esthétiques, de rires en tragédies, de corps fragiles en désaccords rugueux, d’images fugaces en pensées tenaces…

Dans Introduction à une poétique du divers, Edouard Glissant écrit ceci : «Dans le panorama actuel du monde, une grande question est celle-ci: comment s’ouvrir à l’autre sans se perdre soi- même ? ». Il faut pour cela une intention poétique : « Une intention poétique peut me permettre de concevoir que dans ma relation à l’autre, aux autres, à tous les autres, à la totalité-monde, je me change en m’échangeant, en demeurant moi-même, sans me renier, sans me diluer, et il faut toute une poétique pour concevoir ces impossibles-là. ».

Nous avons l’amour fou et la digne rage pour seuls équipements du navire aux cent mâts qui nous conduit là où le divers, le désir mutin, la parole rebelle fleurissent contre vents et marées. La tâche que nous partageons avec les poètes électroniques et les publics qui accompagnent l’aventure des Instants Vidéo est passionnément démesurée : réinventer sans cesse une dynamique délicate pour piéger cette dimension zéro, ce cœur où palpitent toutes les ambiguïtés et toutes les puissances, et où se scelle un nouveau pacte entre l’entendement et l’intuition. (Gilles Châtelet, Les animaux malades du consensus).

Les Instants Vidéo ont toujours refusé de défendre une seule ligne esthétique, procédé artificiel qui cache la plupart du temps une réelle soumission à un dogme institutionnel, mercantile ou idéologique. Ni poncif, ni pontife. D’où notre extrême méfiance vis-à-vis de l’appellation contrôlée Art contemporain qui, comme c’est curieux, ne s’emploie que très rarement au pluriel. Et puis, le contemporain, ce présent perpétuel, est par définition ce qui n’a pas d’avenir. Ce qui excite notre curiosité, ce sont les tentatives réussies ou échouées de la transformation des langages, avec cette douce utopie déterminée qu’elles favorisent notre accès à d’inédites manières de voir et de penser le monde. C’est pour cela que nous accueillons l’incessante rumeur des langues internationales, des sons et des images multiples pour que bourgeonnent, alors même que les entreprises médiatiques de décervelage gagnent chaque jour de nouvelles parcelles de l’humanité, les fleurs poétiques de la parole authentique.

La poésie électronique n’a absolument rien à voir avec l’immense déferlante des produits audiovisuels qui occupent la plupart des salles de cinéma, des télévisions, des réseaux Internet et autres canaux de transmission de la médiocrité marchande mondialisée. La parole poétique est l’ultime rempart contre la muette mise à mort du verbe et de l’image.

Il existe un poème de Yannis Ritsos où un fou s’exclame : « Avec ce verre-là, je vaincrai ! Et il montra le septième tonneau sans même savoir ce qu’il contenait ni même à qui il appartenait. » Nous partageons cette même impatience folle, immodérée, persistante et incertaine. Nous avons le goût de la tâche infinie, insoumise, tendue vers une sortie hors de tout contrat social. La cohérence d’une culture est d’autant plus grande que ses projets jaillissent intacts de toute spéculation et de toute finalité. Les poètes du verbe, du son et de l’image ont ici leur mot à dire pour faire grincer les rouages des discours prêt-à-penser. On ne pense pas sans inventer sa langue. « Trouver une langue», dit le poète Christian Prigent, «veut dire distendre le tissu des discours, y faire des trous pour qu’y flashe du réel (de l’impossible, du non-symbolisable.» Passer à l’offensive, contre-attaquer, revient à mêler impatience et constance, inquiétude et patience de la pensée qui surgit comme élan autonome, sans borne donnée à l’avance et dont l’essor n’est assuré que par la rigueur qu’elle impose.

« Seul un coup de vent peut faire lever la vague », disent les Chinois. La poésie électronique est donc un souffle qui parfois s’accompagne d’un cri ou d’un chant.

Si les Instants Vidéo ont choisi d’être à la fois ici et ailleurs, c’est pour ressentir dans notre chair que nous ne sommes pas isolés, qu’une constellation joyeuse et insubordonnée est en train de se dessiner pour prolonger la devise d’un petit réseau de Résistance pendant la seconde Guerre Mondiale : Libérer et fédérer nos humanités. Réseau irraisonnable : Marseille, La Ciotat, Nice, Aix, Martigues, Port-de-Bouc, Milan, Florence, Prague, Amsterdam, Kiev, Oran, Le Caire, Alexandrie, Damas.

Nous ne craignons pas de prêter à rire dans un monde qui aujourd’hui vénère Hermès, le servile, l’esclave de Zeus. Nous sommes du côté de Prométhée qui, il y a 25 siècles, avait osé dire «J’ai de la haine pour tous les Dieux », allant même jusqu’à leur voler le feu pour l’offrir aux hommes, emportant l’Occident, puis toute la planète, dans une lutte perpétuelle contre la tyrannie. Mais nous le savons, nous en avons tous les jours la preuve, en réponse, Zeus envoya sur terre Pandore qui lâcha sur le monde tous les maux accumulés dans sa boîte.

Malgré le bruit assourdissant et aveuglant des fausses paroles et images diffusées planétairement, directement reliées depuis l’émetteur technocrate et marchand, nous pouvons percevoir des foyers de résistances qui maintiennent coûte que coûte l’outre-écoute et l’outre-regard. La poésie électronique est l’art de montrer en cachant, de dévoiler en dérobant. «Le cadre est un cache », disait André Bazin. «Creuser la réalité hors du dépôt de ce qui va de soi », disait Bertold Brecht.

En 2013, nous célèbrerons le 50e anniversaire de l’exposition fondatrice de l’Histoire de l’art vidéo de Nam June Paik et Wolf Vostell. Nous n’aurons pour nostalgie que celle d’un futur à inventer. D’ici là, nous n’oublierons pas de danser. Les Indiens Hopis pratiquaient une danse initiatique qui s’appelait le Hoya : « prêt à s’envoler du nid ». Décidément, nous nous sentons plus proches des quetzals que de l’oiseleur.

Nous vous souhaitons, farouchement, bons vents.

Ret Marut (pour les 23es Instants Vidéo)

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