Lorsque Willy Legaud nous fit la proposition de l’affiche qui illustre la couverture du catalogue de ces 19es Instants Vidéo, je me suis aussitôt dit : « Tiens, voici une image qui parle de nous, de notre passé et de notre présent ; des artistes que nous aimons ; et du monde déboussolé dans lequel nous nous débattons. »
Les fils électriques semblent déconnectés du reste de l’humanité. Le pylône n’est plus l’intermédiaire entre une énergie reçue et une énergie transmise. Pourtant, l’ensemble reflète une puissance énergétique jamais égalée, fruit d’une tension de forces opposées, entre chute et envol, attraction terrestre et tourbillons du vent. Image d’une fragilité, aussi. Le genre de situation instable qui n’empêcha pas quelqu’un comme Johanes Kepler, impotent d’une main et myope, de découvrir que l’orbite des planètes est elliptique et de poser les bases de la gravitation universelle que Newton établira moins d’un siècle plus tard. La vulnérabilité est synonyme de puissance créatrice.
Ce pylône aux fils coupés et frétillants est une image qui convient bien à tous ceux qui outrepassent leurs limites, qui affrontent la réalité environnante hostile, qui inventent quotidiennement de nouvelles conditions de vie, qui envisagent ce qu’ils créent comme des îlots qui se détachent de la terre ferme tout en restant fertiles.
Beaucoup de réalisateurs s’imaginent que pour cultiver les fleurs de leur art, seul importe le soleil (la technique, la virtuosité, la force) : ceux-là nous livrent des paysages arides. Il manque la pluie (une nécessité intérieure, des inquiétudes, une révolte profonde, des faiblesses). Alors, peut jaillir une oasis dans le désert.
Cela revient à se poser pour la centième fois la question de l’utilité sociale des films extravagants que nous montrons, du travail de passeurs que nous assumons depuis dix-neuf ans entre l’œuvre et le spectateur, des liens et des trocs que nous établissons dans le monde. Se pose aussi la question de la transmission. Que transmettons-nous ? Des œuvres que nous avons découvertes loin des sentiers battus par la diffusion commerciale. Les fruits de nos expériences vécues lors de nos voyages, séminaires, ateliers, programmations, lectures… Nous essayons aussi de transmettre un héritage à travers les œuvres des « maîtres » de l’art vidéo qui comptent pour nous. Ceux qui nous ont appris à les dépasser en nous hissant sur leurs épaules pour voir plus loin, au-delà du mur des convenances.
C’est tout l’objet de notre engagement dans un projet bien nommé OASIS qui vise à rendre accessible à tous, sur le réseau Internet, les traces de notre histoire, des œuvres et des hommes qui ont nourri nos aventures sensibles et nos réflexions. Une semaine de rencontres, débats, ateliers, projections, expositions est organisée du 4 au 12 novembre à Marseille afin de réfléchir sur la question qui nous paraît essentielle : comment faire pour que le passé, les archives, la mémoire soient, plutôt qu’un cimetière, un horizon ?
C’est aussi la prétention du livre Le temps à l’œuvre, f(r)iction que nous co-éditons avec la complicité de Incid 90 et qui sera présenté le 14 octobre à la bibliothèque de l’Alcazar de Marseille.
Vous découvrirez aussi à la Friche La Belle de Mai une base de données dédiée aux prestigieux artistes Steina et Woody Vasulka, et à la Compagnie le formidable travail mené par Anne-Marie Duguet à partir des œuvres et des notes de travail de Thierry Kuntzel : Title TK. Mais revenons à l’affiche du pylône. Les fils, autrefois raides comme un défilé militaire, dans le mouvement s’entrelacent : image de l’inter-(in)disciplinarité que nous avons toujours choyée. On ne peut définir sa vérité qu’en la confrontant à celle des autres. Voilà pourquoi notre territoire flottant, peuplé d’imaginaires électroniques, est ouvert aux vents étranges et étrangers, la musique, le théâtre, la poésie, le cinéma, le multimédia…
Notre obstination est constante : comment subjuguer les sens et aiguillonner la réflexion du spectateur ? Seule l’intensité de la suggestion d’une œuvre agit sur le spectateur. Cette quête permanente de notre manifestation ne peut souffrir aucune frontière artificielle. Comment agissent les artistes qui vivent sur d’autres continents, influencés par d’autres traditions, d’autres croyances, d’autres souffrances, d’autres espérances… ?
L’ensemble des programmations de ces 19es Instants Vidéo provient de 38 pays. Nous aurons le plaisir de recevoir et côtoyer des artistes et complices allemands, anglais, argentins, français, indonésiens, islandais, marocains, libanais, iraniens, néerlandais, péruviens, polonais, suisses, tchèques, uruguayens… Et pour outrepasser nos limites, le festival se déroulera à la fois en France (Marseille, Martigues, Aix-en-Provence, Paris) et en Amérique du Sud (Argentine, Paraguay, Uruguay).
En Thaïlande, j’ai vu des musiciens jouer sur d’étranges xylophones en forme de pirogues (ranât eek). Traditions et voyages ! La musique comme racines des déracinés ! Ce qui me fait penser que dans la culture, il n’existe pas de genius loci : tout voyage, se transplante après s’être arraché au milieu originel. Un pylône électrique peut devenir pirogue éclectique L’art vidéo est une pirogue d’images.
Le pylône de l’affiche est bien campé sur ses quatre pattes. Sans les fils ébouriffés, mus et nus, il ne serait qu’un poids mort. Ce qui le maintient vivant est la rupture. J’y vois-là l’attitude des artistes que nous aimons, ceux qui ont faussé compagnie aux gardiens zélés des normes, ceux qui s’acharnent à créer selon des nécessités intérieures malgré les ravages de la tolérante indifférence de ceux qui ont tôt fait de les juger socialement inutiles et de les parquer dans un enclos. Le pylône devient semblable à une pile électrique capable de décharger à tout moment sa propre énergie.
Les Instants Vidéo n’ont d’autres soucis que de s’affirmer solidaires de ces élans d’émancipations poétroniques. Ils ne s’autoproclament pas porte-parole des insurgés, mais cherchent à avoir une parole qui porte pour que résonnent ces nécessités profondes que nous pourrions définir comme a-sociales. Pourquoi nous mentir à nous-mêmes ? Pourquoi devrions-nous masquer nos motivations derrière la façade de rassurantes justifications « utilitaires », « politiques », « sociales », commanditées par ceux qui craignent l’inconnu ? Si vraiment il existe une nécessité intérieure, celle-ci laisse des signes autour d’elle, elle est contagieuse, elle se transforme en actions : les œuvres. Plus qu’artistes, le mot qui convient vraiment est œuvriers.
Si la vie ne provient pas des pieds du pylône, c’est bien que nous assistons à un renversement : les racines sont ces fils qui battent comme des ailes, en quête de sèves nomades. Danses ou guérillas des exilés, des laissés-pour-compte, des déracinés.
Que quelques pylônes déracinés se rassemblent, et voici que jaillit une oasis.
Combattons pour que ce ne soit pas un mirage de plus.
Marc Mercier
à Jean-Charles Berardi