Mémoire renversante
Fin mai 2005, nous errions dans les rues de Mar del Plata, en Argentine, avec dans nos besaces des coquillages sur lesquels étaient inscrits des poèmes. La plupart s’inspiraient d’une phrase que j’avais un jour dérobé à un mur d’Espagne : Tu me quieres virgen, tu me quieres santa, tu me tienes harta ! (Tu me veux vierge, tu me veux sainte, tu me fatigues !). Nous découvrons un groupe d’hommes agglutinés devant une vitrine de magasin, en train de regarder un match de football télévisé. Nous les encerclons de nos coquilles poétiques. L’un d’entre eux en consulte quelques-unes, et se met à réciter un poème : Tu me quieres alba, me quieres de espumas, me quieres de nàcar… Un texte qui, bien que ne reprenant pas les mêmes mots que nous, contient la même signification. La similitude est étrange. Vous êtes en train de rendre un hommage à Alfonsina Storni qui, par ailleurs souhaitait que la poésie descende dans la rue pour que les passants puissent la ramasser comme des coquillages, nous confie-t-il. Comment est-ce possible que vous fassiez cela, ici, par hasard ? Alfonsina s’est volontairement noyée à Mar del Plata en 1938 !
Ni Alix de la Barrière (une artiste avec qui j’animais cet atelier de création poétronique à l’Alliance Française), ni moi, ne connaissions cette immense poète. La poésie est donc l’art de se souvenir de ce que nous n’avons jamais su ! Elle pose la mémoire, non pas comme un fardeau d’expériences qui nous renseigne sur ce qui s’est passé, mais comme l’effet d’un acte de création. La mémoire est un après-coup d’un futur contenu dans un poème.
Ces 18es Instants Vidéo sont une invitation à penser la mémoire. Plus qu’une invitation, c’est un appel à l’aide. Je m’explique : notre association s’est engagée, avec des partenaires européens, à élaborer une plate-forme qui devrait permettre sous peu d’avoir accès sur Internet à une mémoire de la création vidéo. Dans la foulée, il nous est apparu pertinent de travailler sur l’histoire de notre festival à partir de deux questions : Que s’est-il passé ? Que s’est-il pensé ? Durant ces dix-huit années…
Oui, mais voilà : mémoriser, numériser, sauvegarder, préserver, conserver, classer, indexer… Pour quoi faire ? À quelle nécessité cela répond-il ? Quel lien existe-t-il entre la mémoire, la pensée et l’œuvre ? Pourquoi le souvenir plutôt que l’oubli ? Pourquoi la conservation plutôt que la destruction que le poète Mallarmé désignait comme sa Muse ? Pourquoi tant de publicités autour de la préservation de notre patrimoine culturel (voir l’effet d’annonce de la bibliothèque virtuelle de Google), alors que dans le même temps tout est fait pour produire de l’amnésie sociale ? Combien sont ceux qui n’agissent pas comme si nous vivions la « fin de l’Histoire », c’est-à-dire une époque indépassable, un éternel présent sans révolution possible (futur), et donc sans passé ?
Ces questions nous submergent. Il est impossible, voire indécent, de tenter de les résoudre tout seul. Intuitivement, et cette intuition est la raison d’être des Instants Vidéo, nous nous tournons vers les artistes, les poé-cinéastes, les poètes électroniques, les empêcheurs de penser en rond dans la cage des images numériques. Nous sentons bien, comme le souligne plus loin Jean-François Neplaz, qu’il ne s’agit pas seulement pour eux de résister au rouleau compresseur de l’oubli, mais de ré-exister, de ré-inventer un monde.
Mais nous nous tournons aussi vers tous ceux qui refusent de devenir spectateurs de leur propre vie, de leur propre histoire, de leur propre devenir ; vers tous ceux qui refusent que la mémoire, notre mémoire historique, soit un domaine réservé de spécialistes qui la gèrent en fonction de critères qui ne servent qu’eux-mêmes ; vers tous ceux qui pensent que l’art ne doit plus être une activité humaine séparée de notre vie quotidienne.
Il y a toujours eu beaucoup plus de créativité dans les actes de ré-existence accomplis, dans leur vie quotidienne, par des non-artistes que dans toute l’histoire de l’art. Mais ces actes sont aussitôt niés, cachés, banalisés jusqu’au jour où une convergence plus ou moins hasardeuse porte leurs auteurs au-devant de la scène : on appelle cela une révolution. Qui a vent de ces femmes des quartiers populaires de Buenos-Aires qui inventent un nombre incroyable d’actions pour lutter conjointement contre la violence conjugale, la misère (le tissu en guise de serviettes hygiéniques a fait sa réapparition), l’ignorance… ? Entend-t-on parler dans nos médias de ces usines récupérées en Argentine, sans patron, et avec décisions collectives, égalité des salaires, centre culturel intégré… ? Non ! Les Maîtres de ce monde savent que de telles connaissances risquent de rester gravées dans la mémoire des opprimés et, un jour ou l’autre, se convertir en actes. Il y a des mémoires qui passent à l’action.
Ce que, sur place, j’ai pu entendre de la bouche de quelques-uns de ces protagonistes sud- américains, m’incite à penser, qu’au contraire de l’ancien utopisme, où des théories entachées d’arbitraire avançaient au-delà de toute pratique possible (non sans fruit cependant), il y a maintenant une foule de pratiques nouvelles qui cherchent leur théorie. Ce phénomène contemporain a donc la même consistance renversante que ce que j’avançais plus haut au sujet d’Alfonsina : la mémoire est un effet de l’acte de création (qui ouvre vers le futur) ; la théorie (le sens que l’on donne à une pratique) survient après l’action.
Voici, semble-t-il, que j’ai bien mal-mené l’artiste, appelé aussi créateur, en le reléguant à la traîne des mouvements sociaux et de l’imagination populaire. Je n’écris pas ici un plaidoyer pour la personnalité de l’artiste, mais pour la liberté de la création par tous et pour tous, comme disait Isidore Ducasse. Cette liberté impliquera d’inévitables bouleversements qui dépasseront de loin le seul cercle du milieu culturel. Aucun poème, aucune œuvre d’art, n’a à se mettre au service d’un quelconque projet politique, d’une quelconque cause qui le dépasserait. En revanche, aucun projet de société ne peut contenir les germes d’une véritable émancipation humaine, s’il ne porte pas comme priorité absolue la liberté (et les moyens qui vont avec) de créer. La politique est au service de la poésie. Voici donc, je le crois, l’artiste réhabilité.
Pourquoi les Instants Vidéo mettent-ils tant d’acharnement à lutter sur le terrain du langage ? Parce que le langage est au cœur de tous les combats pour l’abolition ou le maintien de l’aliénation présente ; nous vivons dans le langage comme dans l’air vicié. On « emploie » des mots comme on « emploie » une main-d’œuvre. Mots et main-d’œuvre travaillent pour le compte de l’organisation dominante de la vie. Certains font même des heures supplémentaires : terrorisme, islamisme, citoyenneté, rentabilité, communication, travail, mérite, mémoire, numérique… Notre fonction est d’accompagner toutes les luttes d’émancipations humaines et langagières.
Ces 18es Instants Vidéo sont à nouveau nomades. Comme la mémoire. Ils sont l’œuvre d’anciennes et de nouvelles complicités : Aix-en-Provence, Allex, Die, Fos-sur-Mer, Hérouville St-Clair, Istres, Marseille, Martigues, Miramas, Nice, Paris… Ils doivent tout aux artistes qui nous ont à nouveau fait confiance…
Ils ont bénéficié de l’aide inestimable d’amis qui nous ont permis de découvrir des œuvres comme Delphine Gros pour le Liban, Marta Ares, Graciela Taquini, Javier Robledo pour l’Argentine, Bouchra Khalili pour le Maroc, Heure Exquise pour le reste du monde…
On n’est jamais poète assez…
Marc Mercier