L’image à bras-le-corps
Manosque. Ville où vécut ses dernières années l’ex-situationniste Ralph Rumney. Les Instants Vidéo lui rendent un hommage en présentant « Piazza », un plagiat d’Andy Warhol tourné sur la Place de l’Hôtel de Ville.
Si vous n’êtes jamais venu à Manosque, vous ignorez certainement que niche dans cette cité une Maison des Jeunes et de la Culture assez exceptionnelle. Un véritable laboratoire où une équipe mène depuis des années des expériences d’un intérêt social et culturel capital. Des artistes de disciplines diverses (poètes, danseurs, peintres, musiciens, photographes, cinéastes, vidéastes…) y ont séjourné. Ils ont travaillé avec des jeunes et des publics habituellement exclus de la vie artistique. Ces rencontres ont donné lieu à des productions. Mais là n’est peut-être pas l’essentiel. Des centaines d’individus ont trouvé des mots, des sons, des images, des gestes pour dire quelque chose d’eux et de leur rapport au monde.
Depuis 16 ans, cette MJC organise une manifestation dédiée aux arts électroniques : les Instants Vidéo. Ce festival, largement ouvert à l’international, a montré plus d’un millier d’œuvres vidéo et multimédia, des installations, des spectacles. Il a accueilli plusieurs centaines d’artistes de tous les continents.
L’histoire des Instants Vidéo, c’est aussi la co-fondation en 1993 (avec l’Université des Lettres de Ben M’Sik) du festival d’art vidéo de Casablanca et des VidéoAsis de Figuig. Ce sont des ateliers, des conférences, des programmations dans de nombreuses villes de France (Marseille, Aix, Paris, Nice, Metz, Annecy, Cannes, Toulouse, Montpellier, Lyon…) et à l’étranger (Buenos Aires, Bogota, Montréal, Québec, Bologne, Wroclaw, Lodz, Fes, Rabat, Oujda, Split, Zagreb…). Ce sont des collaborations avec des revues et journaux dédiés aux arts et à la pensée (Incidences, Petite, Bref, Il Particolare, Les Acharnistes…). Ce sont des partenariats avec des Ecoles d’Art, des bibliothèques, des festivals, des ateliers d’artistes, des lycées et collèges, des universités, des Musées d’Art Contemporain … Ce sont des expériences menées en prison avec l’association Lieux Fictifs…
Mais là n’est peut-être pas l’essentiel.
Lorsque nous avons fondé en 1988 les Instants Vidéo, nous ne savions pas vraiment ce que nous étions en train d’accomplir. Une intuition. Le sentiment qu’une parole sensible et rebelle des femmes et des hommes de ce monde était en train de se frayer un chemin, et qu’il fallait être là pour l’écouter et l’amplifier.
Au début de cette aventure, nous étions une poignée sous une lune très petite. Puis, des inconnus nous ont rejoints, des jeunes, des vieux, des artistes, des curieux, des passionnés, des étudiants, des méfiants, des enthousiastes… Aujourd’hui, la lune s’est démultipliée. Elles parcourent tous les continents. Elles éclairent une multitude de paysages humains. Qui sont tous ces amis ? Que veulent-ils ? Respirer le même air. Goûter les fruits défendus de la passion de vivre. Inventer des possibles.
Nous avons marché dans la nuit pour entendre ce que notre propre corps avait à dire. Nous nous sommes rendus compte que chacun de nous était une multitude, humain, oiseau, arbre, eau…, et que nous voulions rencontrer d’autres multitudes.
En 2001, nous nous sommes mobilisés pour exiger la libération d’un poète croate, d’un ami, torturé. Notre appel fut relayé par un nombre considérable d’artistes, d’associations, d’amis du monde entier. Nous avons gagné. La joie, bien sûr. Mais pas seulement. Une torpeur aussi. Celle de réaliser que nous étions en train de devenir une « armée », une force capable d’affronter d’autres forces.
Alors, nous avons repris la marche. Nous avons projeté de devenir une armée désarmée et désarmante. Nous déposséder pour devenir plus léger. Décloisonner nos savoirs. Partager nos expériences. Que l’on soit artiste, technicien, cuisinier ou secrétaire. Chacun commande en obéissant. Chacun est un centre et une périphérie. « Il y a une grande différence entre répartir un espace fixe entre des individus sédentaires suivant des bornes ou des enclos, et répartir des singularités dans un espace ouvert sans enclos ni propriété », écrivait Gilles Deleuze. Nous ignorions que nous engagions-là notre plus dur combat. Contre nous-mêmes. Contre nos propres habitudes. Mettre en pratique nos rêves, ici et maintenant.
Aujourd’hui, nous allons devoir quitter les lieux. Parce que les propriétaires ont exigé le départ de la directrice Chantal Maire. Parce que notre aventure est aussi la sienne. Parce qu’on ne sépare pas les plumes d’un oiseau. Nous migrerons. Nous n’étions pas là que la forêt existait déjà, nous ne serons plus là qu’elle existera encore. Comment devenir nous-mêmes forêt ?
Notre ami Gianni Toti, fou de rage de l’injustice qui frappe Chantal Maire, a déclaré : Il faut lui dédier ces 16es Instants Vidéo
Marc Mercier