Poèmes pour les 33es Instants Vidéo invisibles

Poèmes pour les 33es Instants Vidéo invisibles
Nous avons beaucoup à apprendre des boxeurs. Pour parer les coups, Mohamed Ali dansait sur le ring. Avec mes petits poings, j’essaie chaque jour (depuis le 7 novembre) de faire danser les mots pour raconter quelques choses des oeuvres programmées pour ces 33es Instants Vidéo à la forme inédite puisque confinée dans ses salles d’exposition. Témoigner de l’invisible et de l’indicible, au bout du compte c’est peut-être cela mon métier, c’est peut-être cela la mission d’un festival d’art vidéo.
Ces petits poèmes n’ont d’autres prétentions que de maintenir vivant un lien entre l’intérieur et l’extérieur. Ils m’ont permis aussi de re-découvrir ce que chacune des oeuvres avait ouvert en moi comme questions dans ma quête de la beauté d’un geste éperdu. Chaque oeuvre est un appel d’air. Reprendre son souffle pour crier ou murmurer Vie, la mort te guette !
Marc Mercier

1) Une vue d’ensemble
L’art brouille
les bruits
les images
les genres
J’îles, j’ailes
(7 novembre)

2) Boots and Beret / Khaled Jarrar (Palestine)
Il dé-botte la virilité
Il peint les flammes en rose
La Palestine, c’est par où ? C’est par là ?
C’est par l’art !
Et çà surperficie combien à vol d’oiseau ?
510 065 700 km² !
Il faut juste s’armer de patience.
(8 novembre)

3) De-Projection (2019/20) / Laurie Joly (France)
Femme prise dans la machine duelle
qui l’oppose à l’homme. Femme écourtée,
déterminée par sa forme, pourvue naturellement
d’organes et de fonctions.
Prêt-à-porter désuet.
« Ne m’écourte plus.
Ecoute mon souffle. »
Murmures des brindilles qui fendent la langue de bois.
Désirer, c’est passer par des devenirs.
Fuir toutes mises à demeure identitaires.
Elle se dérobe.
(9 novembre)

4) L’émission invisible ( 2020) / Alain Bourges (France)
Nam June Paik inventa la télévision abstraite.
Nam June Bourges invente la télévision sans poste ni image.
La prunelle de nos oreilles capte les nouvelles astrologiques de Max Jacob, scrute des cabinets de curiosité, distingue des bulletins d’écoute d’Armand Robin. L’art vidéo combine des spectres invisibles :
ultraviolets, rayons X et gamma, infrarouges et ondes hertziennes. Palette d’une beauté réinventée.
Nous connaissions la VISITATION de la Vierge Marie.
Avec Alain Bourges, nous connaissons l’INVISITATION d’une télévision vierge d’images.
(10 novembre)

5) Leda et le cygne (2019) / Susan Silas (Hongrie – USA)
Spectre invisible. Encore.
Le tableau original de Léonard de Vinci a disparu en 1692.
Eloge de la disparition.
Eloge de la répétition.
Zeus métamorphosé en cygne a ensemencé Léda.
Viol ou séduction ? Vertige du mystère.
Revivre l’expérience. Huis clos.
Corps à corps. Attendre. Voir ce qui se passe.
Entre deux. Mystère du désir.
(11 novembre)

6) La lune (1985) / Jean-Paul Fargier (France)
L’art vidéo respire
L’art vidéo respire volontiers
L’art vidéo respire volontiers l’air
L’art vidéo respire volontiers l’air irrespirable.
Devenir satellite de pixels,
la tête dans le promontoire du songe.
Dresser la voix pour un impossible et sauvage chant.
Rêver en étant soi-même le rêve,
car comme on fait son rêve, on fait sa vie.
On ne vit que de ce qu’on est pas.
Adorer-brûler les ténèbres, cette part obscure de nous-même, énergie éclatante :
de la bouche de Piccoli-Hugo, Fargier extrait un arc-en-ciel des noirs.
(12 novembre)

7) Open (2016) & Re-open (2016) / Leila Bergougnoux & Magali Benvenuti (France)
Que ce soit dimanche ou lundi
matin, midi, minuit
je marche sereinement dans la rue colonisée par les mâles.
J’hurle : pour une libre circulation des corps
et des désirs d’en découdre (sans patron).
Je cris : il faut battre à plate couture
les raccommodeurs d’immondes mondes qui ne tournent pas rond, où les corps (en accord), les langues (alléchantes),
seront nos armes pour alarmer sans larmes
les femmes battues par des mâles en mal de puissance.
L’art vidéo est l’art de passer d’un genre à l’autre,
d’hybrider les styles sans brides,
avec en ligne de mire l’amour et l’amitié à tout va.
(13 novembre)

8) Déclaration d’amour pour la foudre d’Annie Le Brun
Hier, 13 novembre, devait débuter les Rencontres Internationales des 33es Instants Vidéo. Le film qui devait donner le ton à la totalité du festival, je l’attendais avec impatience :
S’il en reste une, c’est la foudre (37′ – 2016) de Marie Alberto Jeanjacques (France). Une correspondance filmée avec Annie Le Brun d’une incroyable délicatesse.
Pour préparer ce festival, je me suis plongé dans son oeuvre inclassable mais d’une puissance poétique et philosophique bouleversante. Je fus ces derniers mois comme un enfant découvrant un jouet extraordinaire, désirant que tous les gens que j’aime partagent un peu ou beaucoup l’extraordinaire aventure de la pensée sensible à laquelle l’oeuvre d’Annie le Brun nous invite. Certainement, sans le soutien et la confiance de Pierre Carrelet, je n’aurais pas eu la force d’aller jusqu’au bout.
Chemin faisant, toutes les certitudes que nous pouvions avoir sur nous-mêmes, sur les corps et les désirs, sur l’art et la poésie, s’effondrent vertigineusement. Je comprends que cela puisse effrayer certains. Ne pas voir les zones obscures de nos châteaux intérieurs, c’est confortable, mais dangereux, les monstres finissent toujours par revenir.
Ce festival ne pouvait être qu’invisible. Hier, à l’heure où ce film devait être projeté, j’errai dans la ville, je flottai, avec ce sentiment que toute la trajectoire de 33 années d’Instants Vidéo ne visait à mon insu que cette situation extrême. Frapper par la foudre, il nous faut devenir nous-même la foudre. Ou un volcan. Les amoureux fous savent de quoi je parle. « Un jour, considérant l’Etna, dont le sein vomissait des flammes, je désirai être ce célèbre volcan » Sade. (14 novembre)

9) Icemeltland Park (2019) / Liliana Colombo (Italie / GB)
Et si la planète devenait un immense parc d’attraction où chacun est invité à devenir le témoin de sa propre déchéance où chacun est le spectateur de sa propre inexistence collectionnant des images des catastrophes climatiques ou humanitaires.
Nous ne vivons plus nous survivons en tant que touristes.
Je hais les indifférents.
Vivre signifie être partisans.
Vivre signifie se mutiner.
Aux (l)armes planétoyens !
Poétisez-vous à outrance !
Explorez vos plus vives jouissances.
Devenez exceptionnels.
Jamais l’amour n’est plus intense ni plus inventif que dans ses aberrations. Sans exception, on tombe dans le despotisme en politique et la monotonie en plaisir.
(15 novembre)

10) Les Douleurs sont derrière nous (2020) / Peachey & Mosig (Australie)
Notre existence est le devenir, pas le figé.
Notre science est l’utopie.
Notre réalité est l’Eros.
Notre désir est la révolution des langages,
des relations humaines avec la terre et le cosmos,
des corps à corps jouissant comme des fleurs à l’aurore.
Je rêve d’une assemblée constituante planétaire
composée de femmes et d’hommes,
de fourmis et de homards,
d’herbes folles et de volcans,
inscrivant en préambule de leur Constitution
le principe inaliénable de délicatesse.
(16 novembre)

11) Emerald Green (2016) / Carolin Koss (Allemagne / Finlande) La beauté sourd de la rage.
Ecoute !
Je suis l’étreinte de l’orage.
Vois !
Je retiens mon cri qui dans la douleur physique d’un étouffement
a malgré tout répondu
sans aucune préméditation
avec une extrême exactitude
à un appel d’air.
Avec l’ombre d’un doute
je balaie les fausses lueurs.
Se soulève une poussière de lumière verte
où danse le secret physique
de nos cohérences sensibles.
(17 novembre)

12) Unnatural selection (2019) / Van Mc Elwee (USA)
Images conjonctives qui occupent les intervalles
entre le visible et l’invisible
entre le micro et le macrocosme
entre la mémoire et l’oubli.
Histoire de l’humanité / Histoire de fantômes et d’images
C’est dans l’imagination qu’a lieu la fracture
entre l’individuel et l’impersonnel,
le multiple et l’unique,
le sensible et l’intelligible.
Imaginer, c’est joindre.
(18 novembre)

13) Balans (2020) / Dragana Žarevac (Serbie)
Nos corps sont des lieux de mémoire.
Nos gestes se souviennent des futurs perdus.
Notre peau dessine des feuilles de route égarées.
Re-connaitre les chemins parcourus,
re-muer la terre de leurs promesses inachevées.
Laisser remonter en soi l’à-présent d’un passé fécond.
L’origine ne se distingue plus de son devenir,
coexistence chargée de tensions accueillie par une image.
Image entre rupture et répétition.
Corps de nymphe qui gravite entre l’absence et la présence, ensemencé par la puissance de l’éphémère qui n’en finit pas de réapparaître
à l’épreuve de la patience
à l’épreuve de la passion.
Celle qui a marché au milieu des ruines,
celle qui a chanté dans la nuit des cris et des larmes,
connaît la différence entre l’horreur et l’aurore.
Elle chemine dans cet écart absolu.
Si vous voyagez, vous arriverez quelque part.
(19 novembre)

14) Nous n’avons plus sommeil (2020) / Théo Chikhi (France)
Comment vivent les Hommes sans la poésie ? Elle est ce qui nous permet de ne plus croire à ce qui limite la puissance du désir. Elle est la plus lumineuse façon de ne pas devenir l’avatar de soi-même. Elle nous éclaire, ne serait-ce qu’un instant, les ténèbres où nous avançons. Sans elle, nos pas s’alourdissent sur le chemin de la vie. La montagne que tu gravis te donne à voir un horizon qui n’est pas ouverture vers des possibles mais incarcération dans la geôle de ta solitude quotidienne. La poésie est le contre poison de la dématérialisation des corps. Je ne connais que deux réalités augmentées : la poésie et l’érotisme. Se délecter de la chair, des corps à corps, des ivresses sexuelles et textuelles passionnées plutôt que de s’en délester. Celles et ceux qui ont tenté l’expérience vous le confirmeront : plus on fait la révolution, plus on a envie de faire l’amour, plus on fait l’amour, plus on a envie de faire la révolution.
Nous n’aurons plus sommeil.
(20 novembre)

15) Élongations (2015) / François Vogel (France)
Le corps éprouve des sensations,
ce qui lui donne forme.
La ville éprouve les sensations des corps,
ce qui lui donne forme.
Le mouvement c’est l’élasticité des formes qui se pénètrent.
Le visible, c’est l’affrontement étincelant
de forces invisibles.
De là apparaît le trouble de la perception.
Avec ses fantômes.
La chair pense.
Elongation de l’être aux confins de ce qu’il se figure être.
Sans m’en apercevoir je parle du désir.
Sans m’en apercevoir le désir me parle.
(21 novembre)

16) Biblion (2019) / Saara Ekström & Eero Tammi (Finlande)
A quoi pensent les livres ?
Rêvent-ils de leur propre disparition ?
Qu’attendent-ils de nous sur leurs étagères ?
Chacun prétend être le livre des livres
contenant la résolution de toutes nos énigmes.
Bibliothèque de Babel visitée par les aveugles que nous sommes.
Un livre qui s’efface fait de nous des fantômes.
Il suffit qu’un livre soit concevable pour exister.
Il suffit qu’un singe tape au hasard durant un temps infini
sur une machine à écrire, il finira par écrire l’intégrale des oeuvres de Shakespeare.
Il y a une chance sur 26 pour qu’il frappe la lettre H
Il y a à nouveau une chance sur 26 pour qu’il frappe la lettre A
Il y a une chance sur 676 pour qu’il frappe les touches H et A successivement.
Il y a une chance sur 308 915 776 pour qu’il écrive le mot HAMLET.
La probabilité pour qu’il écrive au hasard le texte complet de Hamlet est de 1/(5×10267000).
(22 novembre)

17) Endless Landscapes (2020) / Nicolas Clauss (France)
Paysages sans fin
Paysages humains
Esquisses de relations envisageables
Bégaiements des corps
Gestes suspendus saturés de tensions
qui transforment le néant en infini.
Les images sont fauteurs de troubles.
Leurs énigmes sont la beauté dangereuse.
Encore faut-il que nos rêves
soient à la hauteur de tout ce qui n’est pas encore.
(23 novembre)